Il y a un jour de ma vie tumultueuse qui reste gravé dans ma mémoire. C’est le jour où j’ai compris que la mort pouvait me laisser complètement indifférent. C’était un samedi de l’été 1962. J’avais sept ans. Tout a commencé par une sortie en ville avec mon père, mon oncle Sam, mon frère et mes deux cousines. Selon son habitude, mon oncle Sam a garé la Ford Customline le long de la chaussée de la mairie de Krugersdorp, et comme toujours, avant de sortir de la voiture mon père nous a fait ses recommandations. ─ Restez ici les enfants, nous ne serons pas partis longtemps. Vous pouvez jouer dans l’herbe, mais n’allez pas sur la route. D’accord ? Sagement alignés sur la banquette arrière, nous hochâmes la tête en parfaite harmonie, sans aucune intention d’obéir. Je me souviens bien de l’image de mon père avec son frère traversant la pelouse en direction de l’hôtel Majestic. C’était une image familière mais surprenante : deux frères si différents et en même temps si semblables. Alf, mon père, mesurait deux mètres tandis que son frère Sam, diminué et déformé par la polio infantile, était sensiblement plus petit. Je pense qu’ils s’entendaient bien. En tout cas ils s’aimaient à leur façon. Ce jour-là, tandis qu’ils marchaient d’un pas déterminé à la rencontre des verres de Cognac bon marché qui les attendaient dans le pub, je ne pouvais pas imaginer que je voyais cette scène pour la dernière fois. Ce que je savais, par contre, c’est qu’ils étaient partis pour quelques heures. Les pelouses luxuriantes qui s'étendaient entre le petit mur de briques et le majestueux bâtiment blanc de l'époque coloniale formaient un terrain de jeu vaste mais désert. Nous jouâmes un bon moment à « attrape-moi-si-tu-peux » jusqu'à ce que l'ennui provoque des querelles et des disputes. Je n’aimais pas les disputes. Il y en avait assez à la maison. Je décidai donc d'aller me promener. Ignorant l'ordre de mon père, je sautai par-dessus le muret et descendis Commissioner street. Bordée d'énormes platanes, la rue principale de cette petite ville minière aurifère était une invitation à la découverte. Pieds nus, vêtu d’un short kaki et d’une vieille chemise à manches courtes, je n’étais pas vraiment habillé pour ce type d’aventure. Ni pour des rencontres insolites. Je me promenais le nez en l’air, et le destin me dirigea vers un lieu inattendu. Après quelques minutes de marche, je traversai la rue et empruntai la Fountain street. Trois pâtés de maisons plus loin, j'aperçus un bâtiment en briques rouges : le temple de l'Armée du Salut. Je m’immobilisai devant l’entrée. Accompagnées des coups sourds de la grosse caisse qui faisait vibrer mes os, les trompettes, cornettes, tubas et trombones qui composaient l’orchestre de l’Armée du Salut jouaient à pleins poumons. Cela ressemblait à une invitation musicale à laquelle je ne pouvais résister. Sans hésiter, je pénétrai dans la grande salle. Au fond, les musiciens étaient tous vêtus de chemises d’un blanc immaculé avec des épaulettes noires. À leur gauche se trouvait un grand cercueil entouré d'un drapeau rouge et bleu. Sur le drapeau, se détachaient les mots « Promu à la Gloire ». Mon esprit d’enfant de sept ans n’arrivait pas à comprendre le sens de ces mots, ni à comprendre le paradoxe dont il était témoin : la salle était remplie de gens qui sanglotaient dans des mouchoirs, tandis que l’orchestre jouait de la musique joyeuse. Intrigué par cette scène étrange, je me glissai sur un banc vide. À travers des chapeaux et coiffures ornés de rubans, je pus voir que le cercueil était ouvert mais je n’arrivais pas à distinguer l'intérieur. Pour mieux voir le défunt, je me mis debout sur le banc. Un vieil homme, vêtu d'une veste noire avec des épaulettes rouges, se glissa à côté de moi. ─ Es-tu de la famille du défunt ? me demanda-t-il. ─ C’est quoi « un défunt » ? ─ C’est un homme décédé. ─ « Décédé » c’est quoi ? ─ Cela signifie qu'il a été promu à la gloire. Les yeux insistants d’un bleu clair céleste me scrutèrent le visage. ─ Je t’ai déjà vu ici ? ─ Je viens parfois au catéchisme. Ça signifie quoi, « décédé » ? ─ Décédé signifie mort. Il est mort et il va au paradis. Je montrai du doigt les gens sanglotant. ─ Sont-ils heureux qu'il soit mort ? ─ Ils sont tristes qu'il soit mort, mais ils sont heureux qu'il aille au paradis. L’orchestre recommença à jouer, et le vieil homme se mit à chanter : Il est mort et a été promu à la Gloire, Il a été promu à la Gloire, Il est mort et a été promu à la Gloire, Il a été promu à la Gloire. Les combats et le chagrin terminés, Il a été appelé à quitter les rangs inférieurs… À la fin du chant, les gens se levèrent et défilèrent silencieusement devant le cercueil. Je me tournai vers le vieil homme. ─ Je peux aller le voir ? ─ Non. ─ Pourquoi ? ─ Mais, enfin, regarde-toi. Tu es sale et tu es pieds nus. ─ Mais le monsieur qui est mort ne me verrait pas, il a les yeux fermés. ─ Tu ne fais pas partie de la famille et tu ne connais pas le défunt. ─ Mais je voudrais voir à quoi ressemble un mort. Le vieil homme finit par perdre patience et m'ordonna de sortir de la chapelle. Déçu de ne pas pouvoir voir le corps, je quittai la salle. Dans le couloir, les gens que j’avais vu défiler devant le cercueil faisaient maintenant la queue devant une table ou on servait des tasses de thé et des biscuits. Personne ne sanglotait devant la table. C’était comme si une tasse de thé et un sablé avaient miraculeusement effacé leur chagrin. Une dame vêtue d’un tailleur noir satiné parlait avec un couple en uniforme de l’Armée du Salut. Je m’arrêtai derrière elle pour essayer de comprendre l’énigme du mort, du thé et des biscuits. ─ Il avait l’air si paisible. C’est comme s’il dormait tranquillement. ─ Son âme est partie rejoindre le Tout-Puissant. ─ Oui, il a été promu à la Gloire du Seigneur. J’écoutai les conversations des gens pour essayer de comprendre l’énigme de la mort et le pourquoi du thé et des biscuits, mais c’était peine perdue. Personne ne parlait de la mort. Craignant de me faire encore jeter dehors par le vieil homme, je fourrai quelques biscuits dans mes poches et je quittai le temple. J’étais déçu de ne pas avoir vu le corps du défunt, mais j’avais de quoi grignoter. Et j’avais appris une nouvelle chanson. Donc, c’est avec le cœur léger et en chantant que je pris le chemin du retour à la voiture. Il est mort et a été promu à la Gloire, Il a été promu à la Gloire, Il est mort et a été promu à la Gloire, Il a été promu à la Gloire. Les combats et le chagrin terminés Il a été appelé à quitter les rangs inférieurs… ❦ Malgré son handicap, oncle Sam était officier à bord d’un cargo qui sillonnait les mers entre l'Afrique et l'Extrême-Orient. Ses voyages duraient parfois plus d’un an. Depuis son mariage avec tante Wilhelmina, son plus grand désir était d'avoir un fils, donc entre deux voyages oncle Sam faisait un bébé. Et enfin, après la naissance de quatre filles, le petit Steven était venu au monde quelques semaines plus tôt. C’était un évènement heureux, toute la famille se déplaça pour voir le bébé. L’un après l’autre, ils défilaient silencieusement devant son berceau, puis faisaient la queue devant une table où on servait du Cognac bon marché. Oncle Sam était très fier de son fils. Il caressait sans cesse ce petit corps né sans malformation ni handicap. Il regardait ce cadeau du ciel avec tendresse, et il exprimait à qui veut l’entendre sa joie et sa gratitude envers Dieu. Le bébé Steven était devenu l’objet de toutes les attentions. On ne parlait que de lui. Moi, je trouvais toute cette passion ridicule. Comment un homme peut-il aimer son fils avec une ardeur pareille ? Pourquoi cet enfant recevait-il autant d’attention ? Consumé par la jalousie, je commençai à détester cet enfant. J’en vins à souhaiter sa mort. Mon père, lui aussi, avait depuis quelques semaines le bébé dont il rêvait depuis des années : une Pontiac Parisienne rouge pompier. Vu le temps qu’il passait à l’astiquer, j’étais convaincu qu’il aimait sa grosse américaine plus que tout. Je ne comprenais pas cet attachement farouche à sa voiture, ni comment il pouvait passer plus de temps avec sa voiture qu’avec ses enfants. Mais je ne détestais ni la voiture, ni mon père. ❦ Enfin, mon père et mon oncle sortirent du bar vers midi, et on rentra tous chez oncle Sam. En arrivant je me précipitai dans la cuisine, attiré par une odeur de viande grillée. J’enlaçai ma tante Willie qui surveillait les saucisses de bœuf et les côtelettes de porc sur le grand poêle à charbon. ─ Bonjour tante Willie. Elle me caressa les cheveux avec affection. ─ Quelle sottise as-tu faite aujourd'hui, Markey ? ─ Je suis allé à l'église. Et il y avait un mort qui a été promu à la Gloire, et j'ai appris une nouvelle chanson. Veux-tu l’entendre ? ─ Ah ! Je pensais que tu faisais du shopping avec ton père et ton oncle Sam. Êtes-vous tous allés à l’église ? ─ Non, non, ils sont allés au Majestic, et moi je suis allé à l'église tout seul. Notre conversation fut interrompue par ma mère qui berçait le petit Steven. ─ Cesse d'ennuyer ta tante avec tes histoires à dormir debout. Tu ne vois pas qu'elle est en train de cuisiner ? ─ Mais… ─ Pas de mais. Va jouer dehors. Je savais que ça ne servirait à rien de discuter, alors je me détachai de ma tante et allai m'asseoir sur le pas de la porte où je fus accueilli avec enthousiasme par le bouledogue de la famille. ─ Toi tu me crois, n’est-ce pas Sniffe ? Tu veux écouter la chanson que j’ai apprise aujourd’hui, mon chien ? En guise de réponse le chien me lécha le visage. Je mis mes bras autour de son cou et commençai à chanter doucement. ─ Il est mort et a été promu à la Gloire, il a été promu à la Gloire, il est mort et a été promu à la Gloire, il a été promu à la Gloire… Sniffe m’écoutait attentivement tout en bavant sur mon short. Quelques minutes plus tard, ma mère m’appela. ─ Markey, qu'est-ce que tu fais ? ─ Je joue avec le chien. ─ Rentre et lave-toi les mains, on va partir. ─ Où allons-nous ? ─ Nous allons tous au lac pour un pique-nique. Dépêche-toi, ton père est déjà dans la voiture. Je donnai un bisou sur la tête du chien et, sans me laver les mains, je pris place à côté de mon frère sur le siège arrière de la Pontiac. ❦ Arrivé au lac, mon père gara la voiture à l’ombre d’un grand acacia, face au lac. Pendant que les adultes préparaient le pique-nique, on alla tous se baigner dans les eaux rafraîchissantes du lac jusqu'à ce qu’on nous appelle pour venir manger. Après le déjeuner, les enfants partirent jouer au ballon pendant que les adultes se prélassaient à l'ombre des grands arbres. Je ne sais pas pourquoi mais je préférai rester auprès des adultes. Tante Willie était assise sur la banquette arrière de la Pontiac, les jambes à l’extérieur. Elle tenait bébé Steven au creux de son bras et lui donnait le sein. Allongé sur un coin de la couverture du pique-nique, je regardais avec un mélange de fascination et de dégoût cette fusion mère-enfant. J’avais moi aussi besoin de ce lien intime, de cet amour maternel. Je sentais le feu maudit de la jalousie se réveiller en moi. C’était un sentiment incontrôlé, incontrôlable, qui consumait mon esprit comme un incendie de forêt. « Je souhaite qu’il meure. » Tout en savourant ce moment de haine, je crus voir la voiture bouger. C’était un mouvement à peine perceptible. Comme j’avais souvent des sortes de rêves qui se mêlaient à la réalité, je poursuivis mon délire meurtrier. Quelques secondes plus tard, j’étais arraché brutalement à mon rêve. Ce n'était pas une illusion, la voiture avait commencé à rouler sur la pente du talus vers le lac. Je n’arrivais pas à bouger, ni à crier. La voiture commençait à prendre de la vitesse. Soudain, juste au moment où la voiture atteignait un arbre, j’entendis un bruit sourd, suivi d’un hurlement épouvantable. Une sorte de mugissement à glacer le sang. Le doute et l’horreur s’insinuèrent dans mon esprit comme la lave d’un volcan. Pendant quelques instants, je sombrai dans cette mélasse opaque et brûlante. Je savais que mon souhait le plus abominable venait d’être réalisé. Je voulais m’enfuir, mais mes jambes me ramenaient inlassablement vers ce cauchemar. Mon corps me conduisait vers la réalité de mes pensées perfides. ❦ La course de la voiture avait été freinée par la portière ouverte qui, maintenant, écrasait ma tante et le petit Steven contre la carrosserie. Mon père sauta aussitôt sur le siège du conducteur pour reculer la voiture. Au fur et à mesure que la voiture se dégageait, une scène d’horreur se dévoilait. Ma tante tenait le petit Steven dans les bras. Il était encore accroché à son sein, la tête couverte de sang. Hypnotisé, je regardais la vie s’échapper du petit corps. Je voulus m’approcher, j’avais envie de toucher le sang. Soudain, un homme m’attrapa par le bras, me jeta à terre et alla porter secours à ma tante. Une fois relevé, je commençai à m’éloigner en chantant doucement. Il est mort et a été promu à la Gloire, il a été promu à la Gloire, il est mort et a été promu à la Gloire, il a été promu à la Gloire. Fin des conflits et du chagrin, il a été appelé à quitter les rangs inférieurs… J’avais envie de thé et de biscuits.
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AuteurDes contes et histoires vécus de Marc Saayman en collaboration avec ArchivesCatégories |